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Évasion forcée

Les rideaux sont tirés. Les premiers rayons d’un soleil encore hésitant caressent la barrière métallique du balcon. Cette barrière qui délimite le permis de l’interdit, et de laquelle un inaccessible monde semble pourtant à portée de doigts. Car on les voit, ces quelques corps déambulant sur le petit chemin que plus personne n’entretient. On sent leur présence, leurs pas tantôt vifs, presque gênés, tantôt lents, savourant un instant de répit salvateur. On découvre des visages, des pelages et des plumes et après quelques semaines, en quête soudaine d’humanité, on finit par les nommer, les visages crispés disparaissant derrière les jeunes feuilles du printemps, les pelages tachetés urinant où bon leur semble et les plumes duveteuses des juvéniles rouges-gorges. Ce geste de rapprochement, main tendue vers l’inconnu, ne fut pourtant pas immédiat. Il y eut d’abord les éternelles craintes, les doutes et les reproches. Mais ces être lointains que l’on se plut à blâmer devinrent familiers et leur vue appréciable, rappelant l’existence des autres, de ceux que l’on ne voyait plus, de celles que l’on ne savait entendre.

 

 

Quand d’un temps incertain naît une humeur maussade, l’espace rétrécit, et seule la fenêtre distingue le monde réel de l’au-delà. Chaque meuble, chaque angle, chaque grain de poussière est scruté avec une vive attention, comme si connaître les plus infimes caractéristiques d’une chaise de bureau la rendait davantage interactive, qualité ô combien recherchée par les âmes isolées.

 

 

La nuit reprend ses droits. Les corps engourdis se retranchent derrière des volets clos, et une brise vespérale fait chanter les buissons. Alors on s’évade, on danse librement sous le regard bienveillant des réverbères complices. Les yeux tournés vers les constellations, l’esprit virevoltant dans les airs, on hume une liberté retrouvée. Juste un instant. Et on se surprend à espérer, à attendre que les astres écartent à nouveaux les brumes célestes de leurs scintillements de feu.

 

 

Les rideaux sont tirés. Un jour nouveau pénètre dans l’appartement. Dans ce même appartement, composé des mêmes meubles. Les rayons d’un même soleil tracent leurs formes géométriques sur les mêmes lattes du parquet. Et pourtant, à chaque nouvelle journée ses nouveaux questionnements. Des petites incertitudes aux grandes réflexions, des simples pensées aux profondes interrogations. Enfoncé dans le canapé gris du salon, le corps figé, l’esprit perdu dans des limbes d’un autre temps, on fait de certains changements adoptés par contrainte les prémices de modifications futures, comme les résolutions d’une ère nouvelle. On rêve de l’après, du triomphe d’un esprit critique sur un corps jadis vaincu. On rêve de projets que l’on se refusait d’avouer, de créations dont la réalisation était rendue impossible par tant de remparts qu’une raison réticente dressait sur nos chemins. On rêve de rêver, remarquant que la vie se cache parfois là où on ne l’attend plus, entre les heures gagnées d’un repos forcé.

Texte rédigé pour le projet "Cronica Corona" de Manuel Castellote, 04.07.2020

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